Téléphérique du massif alpin des Ecrins : les chercheurs au sommet de la lutte

Cet article est publié dans le cadre du Climat Libé Tour. Les 24 et 25 septembre, Libération vous invite à Grenoble sur le thème de «la science qui résiste» pour deux journées de débats, échanges, projections et ateliers à la rencontre de ceux qui se mobilisent.
Le projet de construction d’un téléphérique sur le glacier de la Girose, géant du massif des Ecrins (Hautes-Alpes) menacé par le réchauffement climatique, fait l’objet depuis six ans d’une bataille protéiforme entre ses partisans et ses opposants. Soutenu par les élus de la vallée de la Haute-Romanche et porté par une société de remontées mécaniques, le projet consiste à ajouter au téléphérique existant, qui dessert le mythique domaine de ski freeride des vallons de la Meije, un troisième tronçon, baptisé T3. L’équipement renouvelé culminerait au sommet du glacier, à 3 600 mètres d’altitude, avec l’ambition de devenir une attraction touristique majeure.
Les acteurs de la controverse, aux multiples rebondissements, sont nombreux : collectif citoyen local, ONG écologistes, collectivités, parc national, tribunaux administratifs, préfecture, Etat… Impossible pourtant de comprendre l’ampleur de la bataille, son déroulé et son écho, sans prendre en compte l’investissement exceptionnel et lui aussi multiforme de scientifiques de toutes disciplines au chevet du glacier. Ils ont joué un rôle déterminant, à plusieurs étapes.
En 2021, la brillante anthropologue Nastassja Martin, connue pour ses travaux sur l’animisme des peuples des régions polaires et qui vit dans la vallée, rédige pour le collectif citoyen local un appel marquant. Sous le titre «Penser les glaciers comme des acteurs d’un monde que nous habitons en commun», cette tribune publiée par le Monde est signée par 65 personnalités nationales, dont de nombreux scientifiques, parmi lesquels les penseurs français d’un nouveau rapport au vivant, les anthropologues et philosophes Bruno Latour, Philippe Descola et Baptiste Morizot. Le texte appelle à «un autre projet qui respecte et mette différemment en valeur le glacier» et à «réinventer de nouvelles formes de relations à ce milieu de vie fragilisé». Il donne soudain une visibilité nationale au dossier.
Dans la vallée, la population se déchire au sujet du T3. Les avis réservés des scientifiques du parc national des Ecrins et de la mission régionale d’autorité environnementale retardent l’avancée du projet mais le permis de construire est bien déposé en avril 2023. Il est immédiatement attaqué devant la justice administrative par les opposants. Leur argument clé ? Une fleur. Sébastien Lavergne et Sébastien Ibanez, chercheurs au laboratoire d’écologie alpine (des universités Grenoble-Alpes et Savoie Mont-Blanc/CNRS), heurtés par une étude d’impact manifestement imprécise, se sont rendus de leur propre chef sur le glacier et ont établi la présence sur le site de l’androsace du Dauphiné, espèce protégée non prise en compte par le permis de construire. De quoi plomber sa légalité ? La justice administrative refuse de suspendre le permis en référé.
A l’automne 2023, les travaux préparatoires commencent sur le glacier mais ne vont pas loin : le mouvement des Soulèvements de la terre entre en jeu, à la surprise générale, créant une zone à défendre (ZAD) de haute altitude. Les militants, nourris par les travaux des glaciologues, naturalistes et anthropologues, bloquent le chantier jusqu’à l’hiver. Il n’a à ce jour pas repris, dans l’attente du jugement au fond du recours contre le permis et face à la menace du retour des zadistes.
Les opposants «légaux», collectif citoyen et ONG écologistes, ont eux obtenu le soutien de l’Etat. Lors du One Planet Polar Summit de Paris en novembre 2023, Emmanuel Macron s’engage à «la mise sous protection forte» des glaciers du pays «d’ici 2030». Le ministère de la Transition écologique décide de la mise en place d’une «mission d’appui» préfectorale sur le dossier de la Girose, afin d’établir le dialogue entre les parties et «de faire évoluer le projet». En coulisses, c’est l’influente glaciologue Heïdi Sevestre qui a su accéder directement au Président et au ministre pour plaider la cause du glacier haut-alpin.
Le puissant acte scientifique suivant, sur un autre registre mais avec la même volonté d’agir, est la publication en novembre 2024 de Glacier de la Girose, versant sensible (éditions du Naturographe), recueil des contributions non académiques du «collectif Rimaye», réunissant dix-huit scientifiques des universités alpines, du CNRS et de l’Inrae, dont les deux découvreurs de l’androsace sur le glacier. Géographes, botanistes, historiens, sociologues, climatologues, géomorphologues, ils entrecroisent leurs regards et leurs connaissances. Assumant leur «attachement sensible» à leur objet d’étude, ils défendent ainsi leur credo : «Faire de la science un pilier de la vie démocratique.»
Libération